La révolution bleue

Nous avons tendance à dire qu’après le passage du monde agricole à une économie industrielle, l’invention de la puce électronique, l’intelligence artificielle est la troisième grande transformation de l’histoire économique. 

Je n’y crois pas. 

L’intelligence artificielle, qui vient du terme anglais “Artificial intelligence” que nous devrions plutôt traduire par renseignement artificiel, n’est que la continuation rationnelle de la révolution informatique. Elle s’inscrit dans cette révolution qui est en train de transformer, devrais-je dire, laminer une grande partie de notre société. En automatisant les tâches, l’informatisation des processus va détruire, à marche forcée, des millions d’emplois dans le secteur des services, des bureaux, des magasins.  Ce décalage shumpeterien risque de provoquer des crises sociales dont le mouvement des “Gilets Jaunes” n’est qu’un modeste avant goût. 

A court terme, nous avons raison d’être pessimistes. Le déclassement social risque de devenir la nouvelle norme des classes moyennes. Pourtant à y regarder de plus près les raisons d'espérer sont grandes. Derrière la transformation numérique se dessine une révolution bien plus massive, systématique et positive. Elle s’annonce, gronde sur fond de réchauffement climatique et d’extinction du vivant. Cette révolution risque de transformer en profondeur notre manière de penser notre rapport aux monde, de produire, de vivre.

C’est la révolution bleue.

Cet impératif écologique qui nous commande de nous réinventer au prisme de la fragilité de nos écosystèmes. C’est elle la troisième grande révolution de l’histoire économique. Nous avons vécu la révolution agricole, ce moment où l’Homo-sapiens, en passant du statut de cueillir à celui de sédentaire, s’est inscrit dans un territoire.

La révolution industrielle où, en domptant la nature, l’homme moderne s’est déifié. Ce moment de bascule, anthropocène, où les activités humaines sont devenues une force géologique capable de modifier durablement l’équilibre de notre planète au point d’en détruire le vivant. 

Ce modèle n’est plus viable et nous allons en sortir. Non pas par charité. Mais plus prosaïquement parce que les Homo Sapiens que nous sommes sont surmotivés par un instinct de survie hors norme. Cette révolution ne se fera pas à l’aide des recettes des siècles passés. 

Ce n’est ni par de nouvelles taxes, de nouvelles réglementations, du plus ou du moins d’Etat, des décisions venues d’en haut que nous nous en sortirons. Il est d’ailleurs fascinant de constater que les outils conceptuels des uns et des autres datent, datent d’il y a plus de deux siècles.

Non ce sera bien plus radical et exigeant. Une transformation radicale de notre manière de vivre et de penser notre rapport à l’autre.

Je m’explique.

Levinas nous a démontré que le dénuement et l'extrême vulnérabilité d’un visage nous prend en otage. Il nous commande et nous rend responsable d’autrui. Avec Levinas, la morale ou plutôt l’éthique n’est plus, au sens classique du terme, ontologique, de l’ordre du devoir être mais un fait, un traumatisme, né de la rencontre du visage d’autrui. C’est cette expérience fondamentale qui fonde notre morale, notre rapport au monde. La vulnérabilité du visage de l’autre m’envahit et m’investi de responsabilité. Elle est le fondement de mon identité inaliénable de sujet. 

Toute la difficulté de notre monde vient de là.

La nature et une immense partie du vivant est sans visage. Ils ne nous commandent pas. Ne fondent pas notre identité. Et nous avons tort. Sans la nature et le vivant sans visage, nous sommes condamnés à disparaître. 

Nous allons devoir opérer une révolution éthique. Mettre un visage sur ce paysage, cet insecte, cet animal dont nous refusons d'être responsables. Adopter une vision emersonienne de la nature. L’observer avec révérence et gratitude. Accepter qu’elle est le fondement de notre moi.

Vous pensez que ce n’est là qu’une posture éthique. Mais elle impose une nouvelle manière de vivre.

Refuser de dévorer les oiseaux qui magnifient nos champs, nos forêts, de massacrer les poissons qui enrichissent nos mers, de manger nos frères mammifères. Ne plus accepter ces céréales plantées par des hommes qui pour augmenter les rendements font le choix cynique de liquider les insectes. Considérer que la beauté d’un paysage est un trésor plus précieux qu’un bien de consommation.

C’est là une révolution bien plus magistrale que la vaguelette digitale que nous connaissons.

Nous allons devoir tout changer. Et c’est là, paradoxalement, un formidable espoir. La promesse d’un ré-enchantement du monde.

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